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Au cours de l’hiver, Jehn retourna plusieurs fois auprès des chevaux. À chacune de ses expéditions, le loup réapparaissait, et le suivait fidèlement. Curieusement, il semblait deviner ses intentions. Ainsi, il ne se montrait pas lorsque Jehn partait en chasse avec d’autres membres de la tribu, comme s’il tenait, pour une raison incompréhensible, à conserver leur alliance secrète. Aussi le jeune chasseur prit-il le parti de taire cette amitié mystérieuse.
Il s’était très vite habitué à la présence insolite. Lorsqu’il s’enfonçait seul dans les profondeurs forestières, il se surprenait à guetter l’apparition de son ami à quatre pattes. Celui-ci ne tardait jamais, surgissant des sous-bois comme un esprit protecteur. On eût dit qu’il l’attendait. Tous deux se dirigeaient invariablement vers la vallée des chevaux, située à deux jours de marche. En chemin, l’homme partageait son repas avec l’animal. Jehn éprouvait un sentiment étrange. Parfois, il lui semblait que le loup communiquait avec lui, non avec des mots, mais avec des pensées. Ainsi, plusieurs fois, il reçut une sorte d’avertissement intérieur lui indiquant la présence d’une horde de Mangeurs d’hommes, ou encore celle d’un gibier. S’il évitait les premiers, n’ayant rien à tirer d’un affrontement direct, il prenait un vif plaisir à pister sangliers et chevreuils en compagnie du loup, qui l’assistait comme le plus efficace des chiens de chasse.
Au fil des jours, leur entente singulière se renforça. Le soir, Jehn parlait à l’animal, qui le regardait gravement comme s’il comprenait les paroles de l’homme. Jamais il n’avait ressenti une telle complicité.
Il lui contait les aventures du clan, les difficultés occasionnées par l’hiver qui s’éternisait, le conflit qui allait bientôt l’opposer au kheung, lors de la réunion des chefs, au printemps. Il lui faisait part de ses réflexions sur la vie, sur l’amour qui le liait à la petite Myria, sur celui qu’il vouait à son père.
Lorsqu’ils parvenaient dans la vallée des chevaux, Jehn restait des heures à les contempler. Avec le temps, il prit l’habitude de s’installer de plus en plus près d’eux. Au début, les animaux s’inquiétèrent de cette présence nouvelle. Puis ils s’y habituèrent et finirent par ne plus y accorder d’attention.
Un jour enfin, Jehn parvint à pénétrer le troupeau. Il avait pris soin d’enduire de crottin sa veste de cuir, afin de masquer sa propre odeur. Ce qui provoqua une réaction amusée de Myria lorsqu’il fut de retour à Trois-Chênes.
– Dans quoi donc es-tu tombé, cette fois ? dit-elle en éclatant de rire.
Il inventa une vague histoire de harde de cerfs et de piste rendue glissante par les neiges fondantes. Mais la jeune femme ne s’attarda pas sur le sujet. Elle avait une nouvelle autrement plus importante à lui annoncer. Jehn mit un certain temps à comprendre qu’il allait être papa. Il aurait tout de même pu s’y attendre : lorsqu’il revenait de ses longues expéditions, il prouvait son amour à la petite Myria avec une telle fougue ! Mais cette idée ne l’avait jamais effleuré. Lorsqu’enfin il l’eut assimilée, une sensation d’orgueil démesuré l’envahit, et il invita ses compagnons à fêter la nouvelle en vidant quelques jarres de zahaat.
Le lendemain, une armée de démons minuscules lui dévoraient l’intérieur du crâne, et il ne put se rendre à la partie de chasse qu’il avait projetée.
À Trois-Chênes, la vie suivait son cours paisible. Avec l’équinoxe du printemps, les neiges se mirent à fondre au cœur des forêts. Déjà, de nouveaux germes pointaient le bout de leur nez dans les champs. Aux violentes tempêtes hivernales succéda une alternance de pluies froides et de chaudes périodes de soleil.
Le jour de la réunion des chefs approchait.
Un matin, Jehn ressentit le besoin impérieux de retourner dans la vallée des chevaux. Il n’aurait su dire pourquoi. C’était comme un appel mystérieux auquel il ne pouvait résister.
Il se munit cette fois d’une longue corde et de longes de cuir. Il ignorait encore de quelle manière il s’y prendrait, mais il espérait bien parvenir à capturer un cheval.
Il embrassa Myria, à présent enceinte de deux mois. La jeune femme n’osa l’interroger sur ce qu’il comptait faire. Depuis la mort de sa mère, il se montrait discret sur ses randonnées solitaires. Au début, elle s’était inquiétée. Elle savait qu’il partait très loin, qu’il sortait du territoire des Loups, peut-être même de la nation de la Petite Mer. Pourtant, contrairement aux autres chasseurs qui aimaient se vanter de leurs exploits, n’hésitant pas à les embellir d’actions imaginaires et de dangers inventés, Jehn ne parlait jamais de ses longues expéditions, qui duraient souvent plusieurs jours. Mais il ne revenait jamais bredouille. Avec le temps, elle s’était persuadée qu’une divinité bienveillante le protégeait.
Cette fois pourtant, un sentiment de malaise s’empara d’elle lorsque la haute silhouette de Jehn disparut dans les profondeurs de la forêt. Elle redouta un instant qu’il ne courût un risque quelconque. Un pressentiment obscur l’avertissait qu’elle ne le reverrait peut-être jamais. Elle eut un mouvement pour courir vers lui, le rappeler. Puis elle s’aperçut que ses craintes ne s’adressaient pas à lui, mais plutôt à elle. C’était absurde. Jamais elle ne s’était sentie aussi bien.
Elle respira longuement l’air du village. Tout semblait normal. Chacun vaquait à ses occupations habituelles. Aalthus initiait son fils cadet aux mystères de l’arc. Le vieil Akhoun continuait sans relâche à tailler ses pointes de flèche et ses haches. Son père Baa’Drav tissait de nouvelles toiles de lin en compagnie de quelques vieilles femmes. Le vannier préparait des corbeilles pour l’été à venir. Les bergers surveillaient leurs troupeaux. Tout était calme.
Elle secoua la tête et se remit à l’ouvrage. Sans doute sa grossesse la perturbait-elle.
Dès qu’il eût franchi les limites de la forêt, Jehn retrouva son compagnon à quatre pattes.
– Bonjour, petit frère, dit-il.
Le loup vint se frotter affectueusement contre lui et tous deux prirent le chemin de la vallée.
Deux jours plus tard, Jehn était sur place. Le troupeau, habitué à sa présence, ne réagit pas lorsqu’il installa son campement. Après avoir allumé un feu de camp à l’aide de silex et de résine, il prit un repas rapide, qu’il partagea avec le loup. Le comportement du fauve l’intriguait beaucoup. Il savait qu’il pouvait lui abandonner sa gibecière emplie de viande et de poisson fumé, l’animal n’y touchait pas, contrairement à ce qu’eût fait n’importe lequel de ses congénères. Peu à peu, Jehn en était venu à penser qu’il était une divinité protectrice de la forêt l’ayant pris en amitié.
Saluant son compagnon, Jehn s’aventura dans la plaine cernée d’une couronne de collines rocailleuses et s’approcha du troupeau avec prudence. Il s’était muni de la longue corde sur laquelle il avait passé un nœud coulant. Les chevaux regardèrent dans sa direction, mais ne bronchèrent pas.
Il avait déjà choisi sa victime. C’était une magnifique pouliche dont il avait déjà pu admirer la vitesse impressionnante. Sa robe était d’une blancheur immaculée, tandis que ses jambes étaient bottées d’un noir de jais. Une tache gris sombre ornait son front. Il s’avança lentement vers elle. Elle le laissa faire, intriguée. Il se baissa et arracha une touffe d’herbes qu’il lui tendit. L’animal grogna, puis recula. Sans se décourager, Jehn s’avança de nouveau. Il voulait cette bête. De toute son âme. Il se voyait déjà monté sur son échine, filant à la vitesse du vent. Il ne pouvait pas échouer. De son succès dépendait son avenir, lui semblait-il.
Alors se produisit un phénomène singulier. Comme autrefois avec le loup de la lande, il eut l’impression de se dédoubler, de traverser l’espace pour se retrouver dans l’esprit de la pouliche. Dans un état second, il se découvrit à travers les yeux de l’animal. Il ne chercha pas à analyser le phénomène. Si Aalthus avait dit vrai, si un sang d’origine divine coulait dans ses veines, il disposait de pouvoirs inconnus. Il était incapable de les expliquer, mais bien décidé à en profiter. Il s’immobilisa, afin de ne pas effrayer la bête, et glissa en lui un sentiment de paix, d’amitié, de sécurité.
Alors le miracle eut lieu. La pouliche hésita, puis s’approcha de lui. Jehn lui offrit la touffe d’herbe, qu’elle accepta sans difficulté. Avec douceur, Jehn posa sa main sur l’encolure du superbe animal, puis sur son mufle. Elle se laissa flatter sans frayeur. Alors, Jehn lui passa la corde autour du cou. Elle ne réagit pas. Lorsqu’il resserra le licol, elle eut un mouvement pour s’enfuir, mais l’esprit étranger qui avait pris possession du sien la calma aussitôt. Une bouffée de joie intense l’envahit. Encouragé par son succès, il s’approcha du flanc de la pouliche, puis se hissa d’un coup sur son échine.
Mal lui en prit. L’animal se cabra et rua en hennissant de frayeur. Jehn s’accrocha comme il put à la crinière. Mais la magie de l’instant était rompue. Le contact mental avait disparu. Après quelques cabrioles du plus bel effet, il décrivit une superbe parabole dans les airs avant de s’écraser rudement sur un affleurement de granit.
Une douleur aiguë vrilla son corps, lui coupant la respiration. Les yeux injectés de larmes de souffrance, il vit la pouliche s’envoler vers les lointains brumeux de la plaine. Il se redressa péniblement et resta un long moment assis pour retrouver son souffle.
Il se palpa avec précaution, et constata que son épaule gauche était en sang. Un rocher saillant avait déchiré sa veste de cuir. Il cracha un juron de dépit. La pouliche avait rejoint le troupeau qui s’était enfui vers les combes broussailleuses du Nord. Il avait perdu sa corde dans l’opération.
Désappointé, boitant à demi, il retourna auprès du loup, qui l’attendait, tranquillement assis sur son arrière-train. La gueule ouverte, la langue pendante, il paraissait rire de son échec.
– Et cela t’amuse, vieux brigand ? N’oublie pas que c’est toi qui m’as conduit ici. Si c’était pour me rompre les os, tu aurais mieux fait de t’abstenir.
Le loup poussa un grondement amical. Au prix de mille difficultés, Jehn défit son vêtement et entreprit de se soigner. Une large tache écarlate maculait sa veste de cuir. Le fauve vint humer le sang vif qui ruisselait sur le bras du jeune homme et poussa un jappement compatissant. La blessure était sérieuse. La chair avait été déchirée sur la largeur de deux mains. Serrant les dents pour ne pas hurler de douleur, Jehn lava la plaie avec l’eau d’une source proche. Puis il la referma à l’aide d’une aiguille en os et de fines lanières de boyaux. Il la recouvrit ensuite d’un onguent cicatrisant préparé par le man’sha, dont les chasseurs ne se séparaient jamais. Jehn espérait que cela suffirait. Enfin, il revint s’asseoir aux côtés du loup, qui avait suivi ces différentes opérations avec un intérêt non dissimulé.
– Ces animaux sont impossibles à apprivoiser, grogna Jehn d’une voix rauque. Jamais l’homme ne pourra les approcher.
Il était hors de question de renouveler l’opération dans l’immédiat. Il décida de prendre un peu de repos. Son épaule le faisait terriblement souffrir.
Dans l’après-midi, une désagréable sensation de froid le gagna. Il se mit à claquer des dents, et comprit que sa blessure était encore plus grave qu’il ne l’avait cru. L’inquiétude se glissa insidieusement en lui. Il avait déjà vu des chasseurs mourir à la suite de plaies mal cicatrisées.
Il s’allongea près du feu, dévoré par des élancements douloureux. Jamais de sa vie il n’avait connu une telle souffrance. Il allait attendre qu’elle s’apaisât, puis il retournerait à Trois-Chênes.
Peu à peu, il sombra dans une semi-torpeur. Dans son délire, une vision s’imposa. Une nouvelle fois, il se vit chevauchant la pouliche blanche, filant à toute allure à travers la plaine. Il se tourna vers son compagnon qui ne bronchait pas. Il eut l’étrange impression que cette pensée émanait du loup lui-même. Puis il secoua la tête. C’était impossible.
Impossible…
De nouveau, il regarda le fauve. Celui-ci ne semblait pas décidé à quitter les lieux, comme s’il attendait que Jehn poursuivît son expérience. L’homme tendit la main vers lui. Le loup la flaira, puis poussa un grognement quasi humain.
Un curieux sentiment envahit le jeune chasseur. Un lien étroit l’unissait à l’animal, plus intense que tous ceux qu’il avait jamais connus. Comme l’écho d’un souvenir venu du fond des âges.
– Pourquoi ? demanda-t-il presque timidement. Qu’est-ce que tu attends de moi ?
L’animal ne réagit pas.
Un froid intense broyait le corps de Jehn. Sa blessure à l’épaule l’affaiblissait d’heure en heure. Il trouva la force de remettre du bois sur le feu, puis s’enroula dans la peau d’ours.
Jamais il n’aurait dû tenter de capturer la pouliche. Il comprenait mieux à présent pourquoi les hommes redoutaient les chevaux. Son entreprise était insensée. Et c’était la folie qui l’avait amené dans cette vallée maudite.
Il grelottait. Une fièvre tenace lui brouillait la vue. Des ondes de frissons douloureux le parcouraient, parfois suivies d’une nausée terrible. Peu à peu, il se laissa gagner par l’angoisse. Il était seul, affaibli, éloigné des siens, sans le moindre secours possible. Il allait mourir ici, stupidement, pour avoir voulu poursuivre un rêve inaccessible.
Au cours de la nuit suivante, le feu s’éteignit, faute de combustible. Jehn n’eut pas la force de se lever pour le ranimer. Cette fois, il était perdu. Le froid allait le gagner, lui broyer inexorablement les membres.
Soudain, dans son cauchemar, il perçut une agitation inquiétante dans les sous-bois proches. Il se retourna et, à la lueur blafarde de la pleine lune, il distingua une dizaine de paires d’yeux inquiétants qui le fixaient. Une panique sans nom l’envahit. Les silhouettes monstrueuses s’avancèrent, encouragées par l’extinction du feu. Des chiens sauvages !
Mû par l’instinct de survie, Jehn, brisé par la fièvre, se redressa, saisit sa lourde massue et fit face. Son arme lui parut aussi lourde qu’une pierre levée. Il allait mourir, mais ce ne serait pas sans combattre.